En 1968, Alain le Govic enregistre ses premiers 45 tours, alors qu’il joue aux côtés de Jacques Dutronc. La suite, on la connaît. Dans le désordre, il devient Alain Chamfort, est signé sur le label de Claude François, assure les chœurs de Véronique Sanson, compose deux albums avec Serge Gainsbourg à l’écriture, collabore avec Vanessa Paradis, Jane Birkin, Bertrand Burgalat, Jean-Pierre Mocky, Steve Nieve (le pianiste d’Elvis Costello) ou encore Michel Houellebecq. On lui doit – toujours dans le désordre - quelques tubes addictifs et quelques chefs d’œuvre du répertoire de la chanson française : « Manureva », « Traces de toi », « Chasseur d’ivoire », « Malaise en Malaisie», « Bambou », « Clara veut la lune », « L’ennemi dans la glace», « Palais Royal », « Sinatra »… Car, au delà de son image de chanteur dandy au chic indéniable, Chamfort est surtout un compositeur de haute voltige. Un inlassable pianiste, amateur de sons en tout genre, qui jongle, sans craindre le grand écart, entre synthétique et organique. Et ce depuis suffisamment longtemps pour qu’on puisse le considérer comme avant-gardiste, bien qu’il ait toujours réussi à parler à plusieurs générations simultanément.

En 2018, il fête ses 50 ans de carrière. Plutôt que de sortir un best-of ou une tournée anniversaire, il propose au contraire d’ouvrir un nouveau chapitre de sa discographie avec son album le plus frontal à ce jour. Etre plus direct, tomber les protections. Il faut s’éloigner du regard distancié, de l’ironie, sans pour autant contredire sa légèreté et son désir, inné et ancré, de faire de la chanson avant tout. Après une longue et fructueuse collaboration avec Jacques Duvall, Chamfort confie cette fois les textes à un ami de longue date, Pierre-Dominique Burgaud. Ensemble, ils avaient déjà confectionné Une vie Saint Laurent, en 2010. L’auteur du Soldat Rose manie la plume et, surtout, réussit à accompagner Chamfort dans un renouvellement de ton, de thèmes, sans renier l’ADN qui a fait le succès du chanteur auparavant. Partant de ses mélodies, il a créé l’univers textuel profondément existentiel du Désordre des choses, ignorant les habituels thèmes amoureux du chanteur.

En témoigne « Les Microsillons ». En guise d’ouverture du disque, le titre joue sur la comparaison entre les rides sur un visage et les sillons d’un vinyle. Produite de façon minimale par Frédéric Lô, elle instaure une ambiance feutrée balayée par les morceaux suivants, réalisés avec le Danois Johan Dalgaard (Keren Ann, Gaëtan Roussel, Camille), où les rythmiques se font plus sauvages et la voix plus affirmée. Aller à l’essentiel. Ainsi, le musicien a non seulement composé sur son piano, mais aussi sur un synthétiseur Yamaha des années 70, doté d’une petite boîte à rythmes. Il livre une série de morceaux d’une densité rare, intemporelle, inclassable, et farouchement contemporaine. Car Chamfort, s’il n’a jamais cessé d’être aimé, n’a jamais suivi de mode aimable.

Ici, il se permet même d’aller au contre-courant d’idées reçues. « En regardant la mer » souligne le pouvoir de l’action sans oublier ceux qui se contentent de rêver. Ignorant la sacro-sainte ambition actuelle, il chante une ode au fantasme, à la faculté d’imaginer ce qu’on pourrait faire de mieux, ce qu’on pourrait faire de MOINS. Avec « Palmyre », il interroge la notion de beauté, qui serait l’inverse de ce qu’on a toujours prétendu. Via ce parti pris, il évoque la puissance esthétique d’une ville, même détruite, même décrépie. Ou encore, sur « Tout est pop », il fustige avec humour l’actuel mélange des genres, « le visage de Grégory ou la Joconde de Vinci ».

Avec « Sans haine ni violence », il renoue avec ses thématiques sentimentales, faisant le parallèle entre le célèbre casse de Spaggiari à Nice (effectué sans armes ni violence) et une femme qui, après avoir pris le meilleur de son amant, s’en va – le laissant, lui aussi, comme dévalisé. Soulignant un aspect plus obscur de la narration de l’album (et de son interprète), porté par des beats hypnotiques, la conclusion « Linoleum » est proche du paroxysme. On sourit : cela paraissait évident, tant l’artiste semble investi dans ce que son art peut offrir de plus évocateur, accueillant, universel. D’ailleurs, la chanson « Exister » évoque le suicide avec une pudeur étrangement directe – rien de personnel ici, juste une nouvelle démonstration de l’empathie d’Alain Chamfort.

On reconnaît là la discrétion et l’humilité d’un musicien conscient, chaque jour, de la matière que lui apporte son inspiration. Celle-ci a rarement semblé aussi vivace qu’avec le Désordre des choses, sur lequel on peut rêver, sourire, méditer, tanguer, danser. Les humeurs se succèdent, la mélancolie s’accompagne de l’énergie, la résistance face à l’adversité se manifeste par des rythmes irrésistibles. Une fois encore, Chamfort explore son talent de conteur, auquel il tient viscéralement. Nul doute que d’écouter Le Désordre des choses va, encore une fois, nous permettre de nous raconter de belles histoires.