En concert le 28 janvier 2014 au Café de la Danse 

« En tant que musicien, on doit beaucoup voyager, » soupire calmement David Lemaitre. « Au revoir est une expression qu’on est forcé d’utiliser tous les jours. Mon frère cadet vient de se faire faire un tatouage qui dit, ‘L’idée, c’est d’être dans un état de départ permanent, tout en arrivant toujours’, et je ne me sens réellement chez moi nulle part. Mais j’aime ça. Il faut prendre le meilleur de tous les endroits et de tous les gens qu’on fréquente. Je ne me définis plus en fonction de là d’où je viens. Le plus important, c’est là où on va. »

Ce sentiment d’aventure et de mouvement est évident, de manière discrète mais séduisante, sur le premier album de Lemaitre, Latitude. Si ce disque possède un thème central, dit Lemaitre, il réside dans sa tentative « de jouer avec la distance de la même façon qu’elle joue avec nous ». Étant né et ayant grandi à La Paz, en Bolivie, et vivant maintenant à quelques 10 000 kilomètres de là, à Berlin, en Allemagne, il sait de quoi il parle. Latitude, toutefois, est loin de manquer d’unité, même si ses influences sont étrangement incongrues. Il conserve, au plus profond de son âme, les échos de songwriters contemporains comme Sufjan Stevens et Jose Gonzales ¬– ainsi que ceux de noms plus anciens et plus établis comme Tim Buckley et Serge Gainsbourg – mais des gens comme Nicolas Jaar et Four Tet ont aussi joué un rôle important. « Ils m’ont beaucoup inspiré pour travailler les textures comme outils de composition, » affirme Lemaitre avec admiration. « J’aime penser chaque instrument et chaque ingrédient d’une chanson comme un élément percussif et les laisser se frotter les uns aux autres. Le rythme est pour moi le plus inné de tous les éléments musicaux. Ceci vient probablement en partie de mon passé Bolivien, mais aussi de mon amour de la musique électronique. C’est pourquoi j’adore sampler des pièces de monnaie et des boites de corn flakes, comme dans ‘Jacques Cousteau’, ou des percussions jouées sur une valise comme dans ‘Pandora Express’. »

Depuis qu’il a quitté le pays où il a grandi, après le collège, Lemaitre a voyagé un peu partout en Europe, suivant ses parents – un peintre et un ingénieur – qui y avaient passé du temps en tant que jeune couple. Ayant fréquenté une école allemande quand il était enfant, il s’est retrouvé en Allemagne, où il est lentement remonté du sud au nord du pays, vivant dans quatre villes différentes avant de s’installer – pour l’instant, du moins - dans la capitale il y a deux ans. « L’expression ‘chez moi’, dans le sens traditionnel, a changé de signification pour moi, » dit-il, « mais je me sens vraiment chez moi à Berlin. En grande partie parce que j’y ai des amis proches et que j’y fais ce que j’aime. »

D’une simplicité trompeuse, Latitude est rempli de petits détails qui trahissent un passé haut en couleur, et traverse les continents exactement comme l’a fait Lemaitre. Il y avait toujours, se souvient-il, de la musique dans sa famille, et il a grandi en écoutant les disques de pop et de rock psychédélique de son père – une collection qui faisait la part belle aux classiques, de Pink Floyd à Cat Stevens – ainsi que, simultanément, les propres interprétations par sa mère de chansons protestataires mélancoliques d’Amérique du Sud de gens comme Violeta Parra et Mercedes Sosa, qu’elle chantait d’une voix riche et profonde. C’est également elle qui lui a appris ses premiers accords de guitare.

Découragé de continuer la musique par un professeur indifférent, Lemaitre a néanmoins rapidement formé un groupe pour lequel il a commencé à écrire des chansons. Avec le temps, il a été de plus en plus tenté par la simplicité des performances en solo et, une fois en Europe, il s’est lentement dirigé vers les scènes intimistes des petits cafés, inspiré par le Live At Sin-e de Jeff Buckley. Ses explorations de jeunesse d’une grande variété de styles, combinées avec un désir d’expérimenter diverses formes – il s’est aussi essayé au jazz et à l’electronica – ont fait que sa musique a développé une personnalité bien à elle, quelque chose qui était, comme il le dit, « nourri par la distance et le contraste entre les cultures et les pays. Je pense que tout ce qu’on aime vraiment reste en nous et ressort à un moment ou un autre. J’adore ces disques qui possèdent pleins de couleurs musicales différentes, qui vont d’une jam hippie à une ballade, puis à un blues. Je n’ai jamais été très soucieux des questions de styles et de mouvements, et j’aime vraiment qu’un disque parte dans tous les sens. »

Néanmoins, il reste subjugué par ce qu’il appelle « la musique simple et nue. J’aime penser aux chansons comme à des êtres indépendants et essayer de les habiller de la façon qui leur va le mieux, sans trop penser à trouver une ligne directrice. » Cette esthétique est une caractéristique définissant Latitude, dont il a enregistré la plus grande partie seul dans son home studio, bien qu’il ait aussi travaillé au légendaire DDR Funkhaus de Berlin Est et dans le studio du producteur Alex Sprave, qui l’a aidé pour des enregistrements additionnels et pour le mixage. L’album alterne donc avec aisance entre l’ambigüité joyeuse de « Megalomania » et l’élégante intimité de « Magnolia (Girl With A Camera) », entre le psychédélisme sauvage de « The Incredible Airplane Party » et l’alerte et percussif « Pandora Express », en passant par l’ambiance éthérée, presque hallucinatoire, de « Jacques Cousteau », par le swing sud-américain du doucement palpitant « The Doctor’s Wife » et, finalement, par une reprise sobre et élégiaque du « River Man » de Nick Drake.

Enregistrer ce dernier titre était, Lemaitre le sait, une entreprise risquée, mais c’est un choix approprié et honnête qui rend également hommage à l’un des fantômes qui hantent le disque, tout spécialement dans ses arrangements de cordes rappelant ceux de Robert Kirby, bien que Nico Muhly et le travail sur Sea Change effectué par le père de Beck, David Campbell, aient également joué un rôle important. « Je n’aurais jamais touché aux chansons de Nick Drake, » admet le musicien moitié Bolivien moitié Chilien, « mais un jour, quand on était en tournée, deux semaines avant la fin de l’enregistrement, un très vieil ami à moi me l’a jouée alors que je ne l’avais pas entendue depuis une éternité. On a commencé à la chanter dans les loges avant les concerts. Je sais que beaucoup de gens ne seront pas très à l’aise de me voir interpréter cette chanson, mais tout l’album Latitude a été très influencé par les écrits de Sylvia Plath, et les textes de Nick Drake bouclent la boucle. C’est vraiment très important pour moi. »

Comme ceci le laisse entendre, dans ses textes, Latitude – malgré sa tonalité musicale souvent enlevée – n’est pas toujours exactement festif. « Berlin peut être un endroit où l’on se sent très seul, » concède-t-il. « La sensibilité de Plath au sujet d’une vie non épanouie contrastait avec cette ville trépidante, où tout le monde cherche à réaliser son propre rêve. Et si nous échouons ? Ce sera probablement le cas, de toute façon. Sylvia et Drake ont tous deux quitté la vie très tôt. Je me demande toujours si la recherche de la beauté vous fait ça, vous voyez ? Donc, fondamentalement, je crois que la douleur est inévitable, mais que la souffrance est facultative, et qu’on ne s’en sort jamais, jamais seul. Berlin m’a fait comprendre ça. »

Cette conviction se trouve au cœur des méditations de Lemaitre sur la nature de l’amour et ses contradictions. « Spirals », par exemple, parle de conserver sa fierté tout en admettant son échec, mais « Olivia », une douce sérénade accompagnée par un orchestre lointain de violons détraqués, parle de la façon dont on peut se sentir simultanément proche de quelqu’un, et pourtant totalement exclu. La romance nullement honteuse de « The Pandora Express », d’un autre côté, observe la manière dont une séparation peut renforcer nos sentiments, et « Magnolia (Girl With Camera) » – qui semble avoir été enregistré à l’intérieur d’un piano recouvert de neige – parle de deux amis luttant pour ne pas tomber amoureux l’un de l’autre, faisant face au choix entre liberté et passion. Mais il y a de nombreuses touches plus légères perceptibles dans des chansons comme « The Doctor’s Wife », avec son retournement final douloureusement ironique, et « The Incredible Airplane Party » – inspiré par un rêve qu’il a fait en traversant l’Atlantique – tandis que ce qui est peut-être le chef-d’œuvre de l’album, « Megalomania », renferme une colère subtile contre les valeurs contemporaines cachée derrière son inoubliable mélodie joviale. Comme Lemaitre lui-même, Latitude n’a pas peur de traverser toutes sortes de frontières.

Curieusement, les musiciens avec lesquels il se produit maintenant sur scène – dans ce qu’il dit être sa formation préférée à ce jour, puisqu’elle lui permet de passer sans effort d’une intimité délicate à une intensité quasi symphonique – reflètent son approche cosmopolite de la vie. L’un d’eux, Joda Foerster, joue de toute une panoplie d’instruments, du vibraphone et du synthétiseur à des percussions sur des valises, tandis que Sebastian Schlecht (violon, violoncelle et synthétiseur) est à moitié allemand, à moitié japonais.  Adoptant « une approche orchestrale en mettant notre propre jeu en boucle et en construisant de vastes paysages sonores », ils capturent à la perfection la manière dont les chansons de Lemaitre trouvent exactement le bon équilibre entre la mélancolie et l’optimisme. Après tout, comme il le dit lui-même, « trouver la beauté vous rendra toujours triste, d’une certaine façon. Le changement est la seule promesse qui nous est faite, et  nous avons pourtant tellement peur de nous laisser aller. Il n’y a rien de pire que d’être aveuglé par les lumières de votre rétroviseur. Hier, c’était il y a un million d’années, alors il faut lâcher prise. »

Et c’est exactement ce qu’est Latitude : le son d’un homme lâchant prise, mais de façon calme et sereine. C’est, espère Lemaitre, «  de la pop music patiente », et c’est la définition la plus proche que l’on puisse trouver. Après tout, c’est un homme qui a fait un long voyage, mais qui sait qu’on peut toujours aller plus loin…