C’est comme si tout ce que j’avais accompli jusqu’à présent m’avait conduit à vivre ce moment-là. Le moment dont parle Pascal Danaë est celui où Delgres a cessé d’être à ses yeux un énième projet pour devenir le tournant d’une carrière. Mais qu’est-ce donc que ce groupe Delgres dont voici le premier album ? Un trio de blues caribéen, un blues d’aujourd’hui chanté le plus souvent en créole, né il y a déjà quatre ans de la rencontre de Pascal avec le batteur Baptiste Brondy et le joueur de sousaphone Rafgee. C’est surtout une aventure intime, un voyage intérieur où la musique devient le véhicule imaginaire, quoique vibrant, d’un vécu personnel, d’une histoire familiale. Et plus largement, du destin d’une partie du monde marquée par le déracinement et la difficile conquête d’une identité.

Auteur, compositeur, multi-instrumentiste et chanteur, Pascal a l’avantage de pouvoir présenter un CV long comme un livret d’opéra, riche et varié comme le menu d’un banquet de noces et sait parfaitement où il en est de ce valeureux parcours, remémoré ici dans la chanson Vivre sur La Route. Lui qui a accumulé tant d’expérience au cours de ses multiples vies, à Paris, Londres et Amsterdam, s’est illustré avec un album solo en 2007 (London > Paris) pour ensuite connaître une première consécration avec le trio afro-brésilien Rivière Noire (Meilleur album de Musiques du monde aux Victoires de la Musique 2015), n’ignore rien de la valeur des étapes franchies ni des petites conquêtes quotidiennes. Avec Rivière Noire, il s’est senti légitimé dans sa quête d’authenticité, raffermi dans son désir de prendre la musique par la racine. Avec Delgres, il atteint ce but encore plus gratifiant de réaliser l’harmonie parfaite entre les dimensions affective, historique et artistique qui forgent sa personne.

Tout est parti de la guitare Dobro. J’étais à Amsterdam quand j’ai commencé à en jouer. Cet instrument, le sentiment d’éloignement, auquel s’ajoutait celui d’être un peu à la croisée de différents chemins professionnels, m’ont instinctivement amené à faire du blues, musique que j’avais déjà approchée mais indirectement, à travers le jazz. Le créole que j’ai appris à la maison, et un peu chanté autrefois, s’est aussitôt invité. De retour à Paris, il cherche à approfondir le sillon avec des gens dont il partage la sensibilité. Il se tourne d’abord vers le batteur Baptiste Brondy qu’il a eu loisir de côtoyer au sein de Rivière Noire. Pour la basse en revanche, j’avais la vision d’une fanfare de carnaval, comme il y en a aux Antilles ou à La Nouvelle-Orléans, où le rôle est tenu par le sousaphone. Après quelques recherches, il prend contact avec Rafgee, trompettiste diplômé du Conservatoire de Paris qui intègre régulièrement son gros tuba-contrebasse dans un orchestre animant les bals antillais. Rafgee connaît mieux que moi la biguine et le quadrille, reconnaît Pascal. Il est le seul à pouvoir marier Moussorgski à la mazurka dans un orchestre mandingue, lit-on d’ailleurs dans un article consacré au trio.

L’une des premières chansons à voir le jour, Mo Jodi, va se révéler décisive. Elle s’inspire de l’héroïsme d’un personnage incontournable de la lutte contre l’esclavage dans les Antilles françaises, Louis Delgrès. En 1802, ce colonel d’infanterie de l’Armée française a, en vertu de la devise révolutionnaire « Vivre Libre ou Mourir », préféré la mort à la captivité après s’être rebellé contre les troupes napoléoniennes venues rétablir l’esclavage. Le morceau Mo Jodi (Mourir aujourd’hui) rend hommage à son sacrifice. Du coup, la figure de Louis Delgrès a accompagné le lent mûrissement du groupe, à tel point que lui donner son nom s’est imposé comme une évidence. Symboliquement, ce choix n’est qui n’est pas anodin facilitera l’épanouissement à travers le créole de sentiments intimes et collectifs longtemps réprimés parce que liés à cette histoire destructrice sur la quelle règne encore beaucoup d’opacité. Sentiments de colère face au rejet dans Ramené Mwen, de révolte dans Anko. Fruit de l’exaspération qu’engendre la surdité des tout-puissants dans Mr President. Ou résultant d’un sursaut d’amour-propre et de dignité dans Respecté Nou. Manière pudique de confesser une culpabilité dans Pardoné Mwen. Ou sentiment bouleversant d’émotion quand on s’adresse à un proche à qui l’on n’a pu dire adieu dans Séré mwen pli fo, chanté en duo par Pascal Danaë avec une fidèle complice, Skye Edwards de Morcheeba.

Nombre de chansons de ce premier recueil révèlent une blessure, une lésion ou un traumatisme qui sont confiés au pouvoir guérisseur de cette musique parmi les plus universelles et miraculeuses qui soit : le blues. Mais le miracle serait resté incomplet sans l’apaisante légèreté d’un Ti Mamzelle ou le doux fatalisme d’un Chak jou bon dié fè (en français : Chaque jour que le Bon Dieu fait). Enfin, n’oublions pas la passagère spirituelle clandestine de cette chaloupe bravant la tempête d’un passé douloureux pour mieux affronter les remous futurs : Louise Danaë, trisaïeule guadeloupéenne de Pascal, dont il a retrouvé la lettre d’affranchissement datant de 1841. C’est la première fois que je peux me libérer aussi franchement de toutes ces émotions. Au point que Delgres, outre une passionnante aventure musicale et humaine, est devenu une sorte de cellule psychologique…

De cette odyssée à travers le temps et les continents, la guitare Dobro reste le gouvernail intraitable, avec sa vibration particulière qui donne cette couleur primaire à la musique, ce grain de vie qui pimentait déjà les meilleurs enregistrements de Hound Dog Taylor, de Taj Mahal et de J.J. Cale. À cet héritage, Delgres apporte une relecture enivrante. Car à la touche caribéenne de Pascal Danaë s’ajoutent la puissante pulsation des fûts de Baptiste Brondy et les lignes de basse reptiliennes du tuba de Rafgee. La musique fascinante qu’ils produisent est celle est d’un power trio unique, proche aussi des univers des Black Keys et de Hanni El Khatib, entre rock sous hypnose, soul tellurique et garage abrasif. Le stade ultime, peut-être, de cette créolité féconde dans la laquelle le penseur Édouard Glissant croyait voir la promesse d’un monde moins barbare et plus fraternel.