À peine a-t-il terminé un recueil de chansons d’Eiffel que Romain Humeau commence à rêver à l’album suivant.
Par tout temps aux aguets, les sens à l’affût de la moindre humeur, il amasse toutes les petites choses qui vont apporter le ferment des chansons
à venir, les odeurs sonores qui viendront épicer de nouvelles saveurs et couleurs le disque d’après.

Depuis quinze ans, il fonctionne comme ça, guettant avec un instinct de chat les instants d’inspirations, les petites absurdités du quotidien, les bizarreries de la vie, pour en tirer, en quelques coups de stylo, un bout de texte, une idée de musique. Romain Humeau a l’épaisseur des créateurs hors norme. À chaque fin de
cycle, il faut qu’il relève le défi de la page blanche, qu’il se réinvente un nouveau monde pour retrouver le désir, cette illusion fragile que la musique permet d’échapper à la vraie vie... Ou de mieux l’assumer.
“La plupart des titres du nouvel album d’Eiffel ont pris corps dès le début de la tournée live du disque précédent. Nous avions à peine commencé les concerts et déjà ‘Place de mon coeur’ avait germé textes et musiques. ‘Vénus from Passiflore’ a pris forme très rapidement après, au sortir d’une visite à l’exposition permanente de Salvador Dali, à Montmartre, un jour de détente” explique-t-il volontiers pour essayer de retrouver le fil chronologique à la genèse du cinquième album, Foule Monstre.
Une foule monstre, oui... Comme ce soir du 15 octobre 2010, dans ce Zénith plein comme un coeur, le public était venu couronner Eiffel pour
les 50 000 exemplaires vendus de l’album d’alors, À tout moment, et reprendre comme un seul homme le premier véritable hymne populaire du groupe,
À tout moment la rue. Un plébiscite total, gratifié d’un petit extra au moment du rappel quand Romain, Estelle et les deux Nico, Bonnière et Courret, avaient joué au milieu de la salle une chanson inédite, Chamade. Les 4000 privilégiés ne le savaient pas encore, mais ils écoutaient là en avant-première l’une des chansons du prochain album d’Eiffel. CQFD. Le titre n’était qu’encore une épure, un petit filet de sang acoustique, mais il frissonnait déjà comme un standard pop venu du fond de l’Ouest, proche de l’os du blues, de ce pays imaginaire où les mots n’obéissent plus qu’au ventre.
Ce soir-là, les quatre Eiffel conjuguaient le futur à l’immédiat et naviguaient déjà dans leur cinquième dimension. Et tout aurait dû filer comme une étoile
jusqu’à ce que deux accidents de parcours ne viennent interrompre l’échappée belle vers le bonheur, fin 2010.
“Nous étions en pleine efflorescence et en un instant, nous nous sommes retrouvés sous un régime de sècheresse. Le sort de ce disque est devenu tout à
coup très flou. Nous oscillions sans cesse entre l’envie et la non envie de faire de la musique. Il a fallu que nous commencions à imaginer notre musique autrement, à prendre de la distance avec elle, à réapprendre à nous amuser en jouant pour réenclencher le processus”. Pour Romain et les autres, le sort a fait de ce cinquième disque une oeuvre “expérimentale”, l’un de ces projets né sur une route et qui se retrouve tout à coup téléporté dans un espace sans repère, sans codes, ni flèches... Le pays du possible ?
Mi 2011, loin du bruit et de la fureur des concerts, dans l’antre bordelaise du studio des Romanos, Foule monstre s’est reconstruit pas à pas. Au fil de petits matins longs, de séances de jeu en groupe pour sortir des ténèbres au rythme de petites joies musicales simples : fonder un paradigme électronique où les synthétiseurs vintage viennent donner du grain au beat des machines modernes... pour tromper l’humeur.
S’autoriser les digressions oniriques et laisser les cordes déplier de grands espaces. Construire un voyage sonore, laisser les guitares tonner la foudre sur deux minutes de Frères ennemis, puis abandonner le tempo de la tension à la matité d’un piano. Laisser la voix glisser dans la force de l’évocation plutôt que d’asséner le message, s’embarquer dans de grandes manoeuvres harmoniques comme si tout à coup Eiffel pouvait être les Beatles ou XTC, et laisser courir sur six minutes une divagation belle à pleurer. La pop a cette vertu de transformer la tristesse en soulagement.
C’est là, dans cette méthode sans manuel, qu’Eiffel a retrouvé la flamme et un décorum cinématographique. Empiriques, les séances de travail ont accouché d’un concept, d’une structure générale à laquelle Romain a imprimé une patte dans la prise de sons, les arrangements et le mix. Foule Monstre est un disque carrefour, à double sens évidemment. C’est Eiffel : mais autrement, comme Eiffel qui se rêverait Eiffel. Une croisée des chemins pour un groupe injustement considéré comme un “seul” parangon de rock français, et une fantastique invitation, faite à tous les proches, à venir partager le plaisir d’être là. Un disque de vie, bouillonnant comme un poulailler, une cour de récréation, un bastringue de carnaval, une heure bleue où les minarets hypnotisent de
leurs mélopées lancinantes. Une chronique du monde dans des textes teintés d’or d’Orient et parfumés de jasmin blanc, chevauchant des purs sangs arabes, pleurant les tsunamis et prédisant les lendemains de Chine. Un disque de famille où les proches viennent contribuer au moment.
Phoebe Killdeer y prend sa part d’angélisme noir sur Chaos of Myself. L’incontournable Joe Doherty y profile ses saxos équilibristes (Libre, Place de mon coeur,
Le Même Train...). Augustin Humeau, le frangin basson campe sur Foule Monstre et Milliardaire. Shalom surdimensionne les choeurs de la Chanson Trouée. La
chorale rafraîchissante des Mysterious Nansouty’s Girls déborde la naïveté (Puerta del Angel, Libre et Lust for Power)... Et puis l’ami Bertrand Cantat, qui
comme il en a pris l’habitude, vient se livrer à une joute verbale avec Romain ici sur un Lust for Power, qui rappelle le flow approché par Lennon et McCartney
sur Hey Bulldog ou I’m The Walrus.

Voilà Eiffel.
Pardon, revoilà Eiffel. Cet Eiffel qui ne se connaît pas lui-même, parce que Foule monstre se révèlera à ses propres auteurs dans des mois encore. Une
première pré-tournée (Sold out) leur a permis de prendre contact avec ce nouveau matériau devant leur public, alors que Place de mon coeur fait le grand huit sur les ondes radio.
À la rentrée, Eiffel s’embarquera pour une tournée pharaonique, cent dates entre 2012 et 2013 : de quoi avoir largement le temps de mesurer encore et encore
le long chemin musical parcouru en si peu de temps... Ce jour-là, vous y serez.