En concert lors de la [PIAS] NITES du 19 février 2015 à La Maroquinerie

Pour certains d'entre nous, faire reluire la pépite James McMurtry est un peu une passion de Sisyphe. Huit disques en vingt-cinq ans, plus deux live, l'homme a beau avoir été qualifié par nul autre que Stephen King comme "the truest and wildest" -- le plus authentique et le plus sauvage auteur-compositeur de sa génération, c'est à chaque fois comme prêcher dans le désert. Avec la sortie de Complicated Game en février, le premier disque depuis des lunes que McMurtry ne produit pas tout seul (plus par nécessité qu'autre chose), les choses vont peut-être changer.

Repéré à ses débuts en France par les sentinelles de Libération en 1990, le jeune escogriffe d'alors est devenu pour nous une preuve de plus que le talent ne paie pas; ou très mal. Pratiquement viré de CBS après chaque album et rescapé de justesse, sa descente chez les indés sudistes (Sugar Hill) n'a rien changé pour lui, sinon l'économie des séances d'enregistrement. "Trois jours pour les basic tracks, trois jours pour les overdubs, trois jours pour mixer. Alors qu'avec Columbia on mettait des mois." En 2002, juste après la sortie de son sixième disque, St-Mary In the Woods, on avait pu mesurer la précarité de son existence lors d'une rencontre à Los Angeles. La veille, il s'était produit au Jack's Sugar Shack, un club (aujourd'hui défunt) sur Hollywood et Vine, où il jouait pour une émission de radio "roots", sans cachet. On avait pu constater que, s'il était devenu un guitariste exceptionnel à force de tourner, McMurtry avait autant de charisme sur scène qu'un vieux jean mouillé sur l'étende à linge; et l'atroce galure n'arrangeait rien. Rattrapé le lendemain au Pasadena Inn, motel assurément hors des sentiers battus du showbiz, McMurtry expliquait alors en haussant les épaules: "On aurait pu avoir un engagement payant, mais venant de San Francisco, ça nous faisait trois nuits de motel ici."
Il parlait comme il chante sur scène, tête baissée, d'une voix à peine perceptible, tout en changeant des cordes sur sa Telecaster. On a souvent dit que McMurtry cause comme on coupe du fil barbelé, avec autant de charme qu'une pince universelle. Ses photos lui donnent un air flou. Ses chapeaux et sa pilosité lamentables accentuent la touche Brautigan-pas-de-saison. Mais ce jour-là, nu tête, en jean et T-shirt, il avait juste l'air de ce qu'il est réellement: un chargé de famille, encore jeune mais plus suffisamment pour reculer ou changer de voie, finalement convaincu qu'il était bon à ce qu'il faisait et qu'il ne pouvait que continuer, malgré l'apparente impasse que tout ça représentait -- avec le pessimisme guilleret à travers lequel il filtre tout dans ses chansons, et dans la vie. En d'autres circonstances, avec le talent qu'il a, McMurtry aurait sans doute pu être écrivain. Ses débuts de chansons sonnent souvent comme des premières phrases de nouvelles. Mais cela aurait voulu dire travailler dans l'ombre pas négligeable de son auguste père.

Etant jeune, il n'avait pas prévu d'être chanteur, se serait plutôt vu "pointer dans une boîte d'édition à Nashville, à écrire des chansons pour les autres." Mais il a vite dû se faire une raison: "Les chanteurs aiment tirailler et étirer les syllabes. Moi, mes mots tombent en place, tchak, tchak, comme les billes de billard dans les poches; ça ne laisse pas beaucoup de place pour l'interprétation, alors personne n'enregistre mes chansons - et c'est évidemment là qu'est le pognon." Ask J.J.Cale.

James est bien le fils de l'écrivain Larry McMurtry (La dernière séance, Hud, Lonesome Dove et tout ça), il est bien né au Texas comme lui, à Fort Worth, et y a vécu plus ou moins jusqu'à l'âge de sept ans. Mais il a surtout grandi en Virginie, à Leesburg près du Potomac et des champs de bataille de la Guerre de sécession. Ses parents étaient séparés, Larry vivant à Washington d'un commerce de livres rares et aussi du journalisme, activités qui le faisait beaucoup voyager. James a aussi des souvenirs vivaces de sa grand-mère, une ancêtre à fichu caractère qu'il a immortalisée dans une de ses meilleures chansons en 1997, "12 O'Clock Whistle", en référence à la sirène qui marquait midi tous les jours dans le patelin où James a grandi : "Temps de manger, les gars /Comme si on savait pas. / Je suppose que les pères fondateurs / Aimaient entendre le son de ce truc souffler." Les gamins poursuivent le camion qui asperge allègrement les rues de DDT contre les moustiques. De l'autre côté de sa barrière, une voisine commente: "Ce truc peut pas leur faire de mal. L'encéphalite, par contre, ça peut vous ruiner la journée." Le jeune James renverse son cherry coke sur sa panoplie de cowboy, et quand Grand-mère emmène le mioche le long de Scott Street dans sa grosse Oldsmobile, elle prévient: "Bon, on va traverser Nigger Town, ma puce, alors ferme bien la portière./ Même si on est plus censés les appeler comme ça."

Dans ces vignettes, et des dizaines d'autres chansons mémorables, McMurtry nous a donné une radio de l'Amérique du milieu, moins romantique que les films ou les photos sur la Dépression, mais tout aussi durable. C'est un constat drôle mais glaçant de ce qu'est devenue l'Amérique depuis Reagan: mini-malls, convenience stores ouverts de sept à sept, romances au Texaco, exodes en Winnebago, faillite générale.

Dans "The Good Life" (1992), il sonne déjà comme un Randy Newman de cambrousse, prenant le rôle des gens dont il déplore l'existence: "J'en ai ma claque de t'entendre / Toujours à nous dire ce qu'il faut faire / On fera juste ce qu'on voudra / Bazarder tout aux Japonais / Pour pouvoir se payer la bonne vie." Les Américains n'aiment pas s'entendre dire que dans les années 80 ils ont bradé ce qu'ils avaient pour une vie de cons impuissants.

De chanson en chanson McMurtry nous trimballe aux quatre coins du pays, et ce goût de la route, il le tient évidemment des interminables tournées qu'il doit faire pour survivre. Il connait chaque "roadside attraction" et chaque rampe d'Interstate, chose qu'il met à profit dans des choses comme "Choctaw Bingo" (devenu un des morceaux les plus réclamés quand il joue sur scène). "Attache les mioches, met leur ceinture/ File-leur un peu de vodka dans leur cherry-coke/ En route pour l'Oklahoma et la réunion de famille." De l'oncle Roscoe, élevé à East St-Louis par la famille de sa mère, "où ils font pas les choses comme nous", McMurtry nous dit qu'un jour il se rendait à Dallas en semi-remorque, et la dernière fois qu'on a entendu parler de lui c'est quand il a appelé de ce grand McDonald, "Tu sais, celui sur le grand pont qui traverse le Will Rogers Turnpike." Apparemment le cousin s'est arrêté ensuite acheter une cartouche de cigarettes à l'Indian Smoke Shop, "celui avec les grands ronds de fumée en néon". Et arrivé à Muskogee à la fin de la nuit, près de la Nation Cherokee, quelqu'un a brûlé un feu au Shawnee By-Pass. "Roscoe a essayé de l'éviter, mais pas complètement." Toute cette géographie comprimée en une seule chanson comme faisait Chuck Berry, et ce sens terrible de l'élipse, c'est ce qui fait de McMurtry un des meilleurs écrivains de chansons du pays.

Mais la bougeotte et cette passion d'avaler du bitume, il les tient de son père. Du tournage de La dernière séance dans la bourgade du Texas Panhandle, Archer City – juste un point sur la carte, là où la route 79 coupe la 26 --, James ne se souvient que des machines à faire du vent qui faisait rouler les tumbleweeds. "Plus tard, quand j'ai vu le film, je me suis demandé ce que Ben Johnson pouvait bien foutre à pêcher avec les gamins en plein hiver, dans une mare que je connaissais bien. Je me disais: pas étonnant qu'ils attrapent rien, faut-y être cloche! On croit toujours que Larry s'est fait un tas de pognon avec ces histoires de cinéma, mais en fait il n'est devenu riche que dans les années 80, avec Lonesome Dove et la série télé qu'ils en ont tirée [James joue un petit rôle de vacher dans le quatrième épisode]. Un moment, quand ma mère et moi habitions Houston, Larry s'est mis à courir les rodéos pour écrire dessus et se faire un nom dans le journalisme, vu que ses bouquins ne payaient pas le loyer. Il m'emmenait souvent avec lui, et ça m'a un peu marqué. Le paysage, surtout. La voiture." Vision du monde rétroviseur et petit vent triste qu'on retrouve souvent dans les chansons du fils.

Avec un père auteur, même absent, et une mère prof de littérature, il a développé une assez comique aversion des livres, plutôt inattendue. "Avant d'être célèbre [prix Pulitzer pour Lonesome Dove, Oscar de la meilleure adaptation en 2006 pour Brokeback Mountain], Larry joignait les deux bouts en achetant et vendant des livres d'occase plus ou moins rares; il a fini par avoir deux librairies à Washington, et des fois quand il achetait une bibliothèque chez un particulier, il ne savait plus où la mettre, alors il me payait un cent le livre pour les monter au grenier. Ca n'a rien arrangé…"

McMurtry a eu sa première guitare à sept ans. C'est son père qui la lui a achetée, sa mère qui lui a montré les accords, ensuite "je me suis démerdé tout seul en écoutant et en observant." Et puis il y a eu Kristofferson -- son phrasé parlé, cette voix atypique. Si ce mec pouvait l'étaler avec une voix pareille, peut-être que James aussi. "J'ai commencé à me produire à Tucson, où j'étais étudiant. Je chantais juste solo, avec ma guitare, je passais le chapeau. Ensuite je me suis installé à San Antonio, où j'ai fait pareil. Et puis, au moment où j'envisageais d'aller tenter ma chance à Nashville, où je connaissais quelques mecs qui gagnaient leur vie à écrire des chansons pour les autres, j'ai eu un coup de chance. Mon père venait d'écrire le scénario de Falling From Grace, un film pour John Mellencamp. Entre parenthèse un très bon film, très juste, sur une vedette de rock qui retourne à son patelin natal. Avec Claude Akins qui joue une saloperie de beau-père comme vous n'en avez jamais vue. Et donc, j'ai fait une cassette et j'ai demandé à Larry de la faire passer. J'espérais juste placer une chanson sur le soundtrack. Au lieu de ça, j'ai fini par jouer dans le groupe fictif de Mellencamp qu'on voit dans le film, les Buzzin' Cousins, et en plus, John m'a obtenu un contrat avec Columbia. La condition étant qu'il produise le disque, ce qui m'allait tout à fait. Du coup, j'ai pu avoir un semblant de carrière…"

Mais son influence majeure, côté musique, reste l'Homme en noir. "Larry avait une compile de tous les 45t de Johnny Cash sur Sun. Je jouais ça en boucle sur son vieil électrophone. C'était mystérieux pour moi, comment ils avaient pu arriver à un son pareil: juste une caisse claire, des fois une basse, deux guitares, avec cette réverbe sur la Telecaster de Luther Perkins. Tellement simple, mais mystifiant en même temps. 'Train of Love', 'I Walk the Line', 'So Doggone Lonesome'. Et le premier concert que j'ai vu, c'était Johnny Cash à Richmond, en Virginie. Avec Carl Perkins et la Carter Family pour bonne mesure. Je me rappelle le batteur derrière Johnny Cash, sa façon de jouer debout derrière la caisse claire. Il avait un tom aussi. Pourtant je n'ai pas le souvenir d'un tom sur les disques." Et là, en 2002, de la piscine de son motel miteux, McMurtry regardait sa camionnette garée juste devant, pleine de matos. Puis, parlant toujours du batteur de Johnny Cash: "Peut-être que c'était tout ce qu'il pouvait faire tenir dans la voiture, juste la caisse claire. Peut-être qu'il a fini par s'en contenter et par aimer ça." L'espace d'une seconde, on aurait bien cru que McMurtry envisageait de réduire encore le personnel, et les frais de tournée. Cette même année, on sentait la lassitude du chanteur de fond. Il l'écrivait même dans une chanson, "St-Mary of the Woods", la fatigue des motels et des one-nighters: "T'as accroché le 'Prière de ne pas déranger' à la porte / Le chauffeur attend garé devant / Encore une salle à moitié remplie / S'ils ont déjà vu ce que tu as de mieux /Ils peuvent se passer du reste, tu crois pas?"

Mais c'était en 2002, à marée basse. Depuis, les choses se sont un peu arrangées pour lui. D'abord, en 2005, il a pris le coup de sang et s'est fendu d'un album rageur, Childish Things, et d'une chanson qu'on pourrait assimiler à une de ces protest songs d'antan. "We Can't Make It here" (on peut plus l'étaler ici) et Childish Things se sont retrouvés chanson et album de l'année aux Cinquièmes American Music Awards de Nashville. Le critique Robert Christgau a déclaré "We Can't Make It Here" Meilleure Chanson de la décennie. Au bord de la stridence, la chanson n'en est pas moins devenue une sorte d'hymne des nouveaux déshérités, pestant contre George W. Bush et la chaîne de supermarchés géants Wallmart – son "Their shit don’t smell and their kids don't bleed" en fait l'équivalent moderne du "Fortunate Son" de John Fogerty :

Si t'en veux la preuve Monsieur le PDG essaie seulement toi-même /
Vois si tu vas aller loin avec 5.15 de l'heure /
Prend-toi un job dans un de tes supermarchés /
Je parie que tu ne pourras pas l'étaler ici non plus /
(…) Dois-je haïr tout un peuple parce qu'ils ont nos boulots /
Non je hais ceux qui ont laissé partir les boulots /
Je les vois maintenant hanter mes rêves/
Tous bien blancs comme la lessive /
Jamais ils ont connu le manque, jamais ils seront dans le besoin /
Leur merde sent pas et leurs mômes saignent pas /
Leurs mômes saignent pas dans leur fichue guerre /
Et nous on peut plus l'étaler ici.

"We Can't Make It Here Anymore" a causé beaucoup de controverse et lui a valu des tas de lettres de menaces, mais McMurtry a été joué sur la radio pour la première fois de sa carrière. Son tourneur, qui deux ans encore auparavant avait du mal à lui trouver des dates, a pu commencer à se détendre. Aujourd'hui McMurtry tourne de façon incessante, soit solo, soit avec ses deux acolytes des Heartless Bastards, Daren Hess (batterie) et Ronnie Johnson. Il habite Austin, dit-il avec le pragmatisme dont il semble faire son badge of honor, parce que c'est l'endroit le plus pratique pour les tournées, équidistant des deux côtes où se trouve le plus gros de son public; cela lui évite d'être absent de chez lui trop longtemps. Il ne vit plus avec sa famille depuis un bail, et à Austin on peut généralement le trouver au bar du Continental devant son verre de vin. La barmaid est devenue sa copine. Depuis 2002, il a une résidence dans ce fameux club-hotel (au centre de l'action de South-By-Southwest), et joue tous mercredi soirs avec son groupe, quand ils ne sont pas en tournée. Plus récemment, il joue aussi solo à l'étage dans la Continental Gallery, une petite salle à plancher de chêne qu'il affectionne particulièrement. Son fils Curtis, qui tout gamin était batteur, est aujourd'hui un chanteur compositeur en vue, avec ses disques à lui. Il joue du banjo sur deux morceaux du nouvel album (dont celui qui ouvre le CD, "Copper Canteen"), et a régulièrement, selon James, "plus d'engagements que moi dans les environs d'Austin."

Lorsqu'il a sorti son disque suivant en 2008, Just Us Kids, on a pu croire qu'il récidivait dans la veine revendicatrice et anti-Bush. Cheney's Toy, il est vrai, ne laissait guère d'équivoque quant au sujet (et encore, beaucoup d'anciens soldats d'Irak et d'Afghanistan lui en ont voulu, croyant que dans la chanson Cheney joue aux soldats de plomb – alors que la marionnette de Cheney est évidemment Bush Jr.). God Bless America était du même acabit; encore une fois McMurtry met le chapeau pour mieux le dégommer: "Les négotiations c'est pas drôle / Et ça sert pas nos intérêts / Gonna turn up the heat to a boil / Then we'll go git that A-rab oil / On le pompera à travers un canon de fusil / Les Républicains ont peur de rien / Dites-moi si vous êtes pas un peu fiers de ce qu'on a fait." Néanmoins, ces morceaux tapageurs feraient presque oublier que le disque contient quelques unes des plus belles chansons de McMurtry, dures et élégiaques en même temps, comme Ruby and Carlos ou Fireline Road. Et puis le CD s'ouvrait sur le tonitruant Bayou Tortous, comme on met le contact d'un moteur V-8. Car Just Us Kids ne bénéficiait pas seulement de l'harmonica de Pat MacDonald (Timbuk 3) ni du piano et de l'orgue de Ian McLagan (ancien Faces et vieux résident d'Austin). Sur Bayou Tortous on reconnaissait aussi les clameurs bien distinctes du LaFayette Marquis himself, et de ses guitares en sueur. C.C.Adcock, ladies and gentlemen, était dans l'immeuble.

Ce qui nous amène au dernier développement. Comme jadis un label français était allé relancer J.J.Cale dans sa retraite anticipée, ce qui nous a valu quelques précieuses galettes de plus, François Moret s'est entiché de la musique de McMurtry. Un jour qu'il était à Austin avec C.C Adcock, celui-ci l'a emmené voir McMurtry à la Gallery au Continental. Coup de foudre pour le bonhomme. Plus tard, il le revoit avec les Heartless Bastards, et décide tout de suite qu'il préfère les chansons de James à ses prestations sur scène. De même, il est modérément enthousiaste sur ses disques précédents, ou plutôt la façon dont ils sont produits – les tunnels boogie, les sons ZZ Top parfois. "Je savais dès le départ que je voulais faire ce que Rick Rubin avait fait pour Johnny Cash avec ses American Recordings," dit Moret, qui s'occupait du label BANG en Belgique (Girls in Hawaï, Venus, etc), et en 2009 a relancé le label PIAS AMERICA à Los Angeles, qui a sorti, entre autres, un disque de David Lynch. Complicated Game, le nom de son tout nouveau label, résume peut-être sa mentalité, mi-mécène mi-businessman.

C.C Adcock est un diable d'homme de 43 ans, grand, beau mec et grande gueule sympathique. Il est aussi volubile que McMurtry est taciturne. Il est aussi connu pour son travail à la guitare que pour son association avec le super-groupe "swamp pop" Cajun Lil' Band O'Gold, ou encore plus récemment pour les musiques qu'il concocte pour des films ou séries télé tournées en Louisiane, comme Treme ou True Blood. L'homme ne connait pas la peur, comme en témoigne son interminable association avec un Jack Nitzsche en fin de course, qui devait produire son album LaFayette Marquis. Huit ans plus tard, ils n'avaient qu'une chanson de finie (l'admirable "Stealin' All Day"), et CC a terminé l'album tout seul après la mort de l'excentrique arrangeur. Lequel n'y regardait jamais en deux fois pour changer de studio, de ville, ou de continent, pour essayer encore une chose pour la chanson. Rien de tout cela pour l'album qu'il a produit avec McMurtry, mais la collaboration a été fructueuse. Laquelle avait commencé non seulement en 2008 avec "Bayou Tortous", mais aussi en 2012 quand Adcock avait produit une version de "We Can't Make It Here" par Steve Earle, pour l'album militant Occupy This Album. "James est un ami de longue date," dit Adcock, contacté par téléphone, " j'admire sa musique, mais il est un peu prisonnier de ses habitudes. Mon job a été de le persuader de s'aventurer un peu. To stretch a bit. Musicalement bien sûr, mais aussi côté business. J'avais rencontré François, mais je ne le connaissais pas plus que ça, donc pour moi c'était un peu risqué d'embarquer James dans cette histoire. François aimait sa musique, c'est entendu, mais il aurait très bien pu être juste un fils de riche de plus qui changerait d'avis en cours de route. En fait, il s'est révélé à la fois habile et direct."

L'ironie, selon le LaFayette Marquis, c'est que le soir où il a emmené Moret au Continental pour entendre McMurtry, le Belge venait de lui offrir un deal. "On était dans ma Cadillac juste devant l'hôtel, et il m'a proposé de faire un disque. Ensuite on est allés prendre une bière, et voir James jouer à l'étage, et là François est resté cloué comme une midinette, impossible de le décoller. Moi je voulais aller dîner, mais je t'en fous. Deux heures plus tard, James avait mon deal!"

Cela n'a pas été facile au début. "Disons qu'il y avait pas mal de 'Le Texas est plus grand que la France' comme attitude. De son côté, François disait qu'il n'en avait rien à foutre de son groupe, qu'il n'aimait pas ses disques précédents, etc. Moi mon ambition était de faire un disque plus profond et plus élégant que ce que James a l'habitude de faire. James voulait vraiment avoir ses mecs avec lui, et il y avait un peu de tension. Moi j'aime bien ses gars, et je me disais qu'on pourrait obtenir que tout le monde change un peu, aille un peu plus loin. Et James a montré l'exemple. On l'a d'abord enregistré tout seul avec sa guitare, et déjà on savait que les chansons tiendraient le coup. Et puis on était soulagés, parce que même si James se plantait en avion, on avait quand même un disque! (rires) Non, sérieusement, c'était déjà très bien, il n'y avait pas à retravailler les chansons, ce qui nous a permis de se concentrer sur comment les étoffer, les rendre à la fois urbaines et cowboy. On a commencé à construire dessus, des gars de Louisiane venaient jouer au studio, ou on envoyait les bandes à des gars d'Austin. Mais je dois avouer qu'e beaucoup de choses qu'on a essayées on a dû les jeter au panier. Parce qu'on ne voulait pas trop charger les chansons, on voulait que ça reste sobre et élégant. Moi je trouve que James est sexy, il plait aux filles sans même essayer. Il est tellement marrant et malin, ça plait aux filles. Je lui ai dit que je voulais plus de chansons sur les couples et moins de politique. More about pussy than politics. Je lui ai aussi demandé de m'écrire des chansons qui ne dépasseraient pas les onze minutes (parce qu'il a tendance à forcer sur la longueur). Et j'ai été servi! Je veux dire, 'She Loves Me' est une sacrée chanson d'amour, mais compliquée en même temps: là-dedans le type a ce genre de couple ouvert avec la fille, sauf qu'il a jamais cru qu'ils en arriveraient là, et il a l'impression qu'il va pas tarder à la perdre. Ca le rend vulnérable. Et seul James McMurtry pourrait écrire ce bridge sur ce qu'est devenu son couple: 'C'est un roman de gare adapté pour un feuilleton télé / C'est pas moi qui écris le scénario / C'est lui qui m'écrit.' J'adorais cette chanson, et j'ai pensé à Denny Freeman, à Austin. Il n'est pas du tout du même monde que James, pour Denny, James est un dangereux communiste. Mais je savais qu'il a une façon de jouer bien à lui, à la fois vulnérable et frustre, presque rustaude. Je lui ai envoyé la chanson en lui demandant, 'qu'est-ce que tu jouerais là-dessus?' Deux heures après il m'envoyait une dizaine de prises, dont plusieurs marquées 'Les Paul 1', 'Les Paul 2'. Je croyais qu'il voulait dire une Gibson, mais non, c'était 'à la manière de les Paul'. C'est ce genre de type. Et puis finalement il m'a envoyé seize prises avec des solos de guitare baryton. Il ne le savait pas, mais cet instrument était déjà devenu un des thèmes du disque. Pour moi, la barytone c'est le Texas. Des vaches Longhorn dans la grand'rue. La solitude…."

Moret avait demandé quelque chose de plus accoustique, mais très vite s'est rangé du côté de son producteur à mesure qu'il lui envoyait les versions. Si le son est plus organique que d'habitude, il est aussi plus étoffé. Du groove J.J.Calien assez surprenant de "Forgotten Coast" aux accents dylanesques de plusieurs chansons ("She Loves Me", "These Things"), McMurtry nous promène du New Jersey au Dakota, en passant par le Texas. "Le ciel est plus haut en Louisiane/ Le ciel est plus large au Nouveau Mexique / Le ciel au Texas est entre les deux / Moi pour ce que j'en ai à foutre / Parce que je n'ai pas d'endroit à moi / Je n'ai pas d'endroit à moi en ce monde / Je le sais." ("I Ain't Got a Place").

Adcock doit avouer que cela n'a pas toujours été des roses. "Oui, des fois quand le vin ne marchait pas dans le bon sens, chez lui à Austin, James commençait à remettre les choses en cause. Mais bon, c'est lui qui est venu me chercher, et on doit lui accorder ça: il l'a voulu, il a voulu se mettre dans une position où il n'aurait pas tout le contrôle, et ça en dit long sur lui, essayer de grandir encore à son âge, à ce stade de sa carrière. Parce qu'il a l'air ours comme ça, mais son plus grand désir est de communiquer, de se faire entendre – en particulier dans d'autres pays. L'attitude, le mutisme initial, ça c'est le West Texas. Des fois avec moi il rentrait dans sa coquille, il en avait juste assez de moi et de mes diarrhées verbales, my Cajun bullshit. Je veux dire, j'ai passé deux jours à Archer City avec lui, son père Larry, et la femme de Larry [Norma Faye Kesey, la veuve de l'auteur de Vol au-dessus d'un nid de coucou]. Il y avait des moments où il se passait dix minutes avant que quiconque dise un mot. Moi, je me sentais obligé de remplir les vides. Quand j'y pense maintenant, j'étais en compagnie de peut-être les trois personnes les plus fines et intelligentes du monde, et j'étais là à déblatérer comme un idiot!' Mais ils sont comme ça, les Texans. Ils parlent que quand ils ont quelque chose à dire. "

McMurtry change de persona à chaque chanson, mais il y a plus de tristesse que de sarcasmes sur son disque, une chose nouvelle pour lui. Certains morceaux, comme "Long Island Sound", lui sont venues d'évènements récents, comme de se faire coincer sur le Cross Island Parkway à une heure de pointe comme il se rendait à la cérémonie de fin d'études de son fils; d'autres de souvenirs anciens. "South Dakota" a l'air d'être sur un jeune soldat fraîchement démobilisé, mais en fait, à travers les exhortations de son grand frère pour qu'il rempile, c'est un constat glaçant sur le métier d'éleveur aussi blême et terrible que la fameuse aquarelle de Charley Russell, "Waiting For a Chinook". La chanson est dédiée à son père Larry et aux siens, ceux d'Archer City et tous les hommes qu'il connait qui "ont eu, volontairement ou non, à veiller sur la santé et sur le bien-être d'une vache".

Le son de Complicated Game prend sa chaleur et tonalité d'une instrumentation inhabituelle pour McMurtry: une des contributions les plus déterminantes est celle de Dirk Powell, un des plus connus et meilleurs défenseurs de la musique des Appalaches, qui ici joue de l'accordéon, du banjo et de la mandoline sur beaucoup de morceaux. Le piano et l'orgue Hammond de Benmont Tench (des Heartbreakers de Tom Petty) est un délice constant. Mais la plus grande surprise est encore la voix. Lors d'une récente conversation, McMurtry expliquait: "Quand j'ai commencé dans le métier je n'avais pas de voix. Je veux dire, au-delà de chanter pas terrible. Après quelques nuits à jouer, je perdais ma voix. J'ai dû faire comme ça des radios après le concert, j'étais pratiquement aphone. J'ai pris des cours il y a quelques années, avec deux personnes différentes, pour apprendre à chanter. Mais ce qui m'a libéré finalement c'est ce type qui était dans le studio un jour et qui m'a dit en m'observant: 'laisse tomber la panse., chante de là.' C'est vrai, quand je chantais je rentrais toujours un peu le ventre, un réflexe, par vanité. Mais depuis que je laisse la panse tomber par-dessus la ceinture je chante beaucoup mieux, et surtout plus longtemps sans m'essouffler."

Peut-être que le chanteur de fond va enfin trouver sa longueur, et que beaucoup de gens vont enfin découvrir sa profondeur.

Philippe Garnier