Impossible de confondre Sinead O’Connor avec quelqu’un d’autre. Sa voix, capable de briser les cœurs aussi bien que les vitres, peut être tendre ou mortelle. Son visage est à la fois celui d’un ange aux yeux grands comme l’océan et d’une reine guerrière au crâne rasé. Et son esprit, courageux dans ses convictions, nullement ébranlé par les controverses, puise sa force dans d’inépuisables réserves de détermination. Sinead O’Connor est un cas rare dans la musique populaire : une artiste qui ne ressemble à personne. De ‘Mandinka’, son premier hit qui l’a vu percer en 1987, au succès international de l’album multi-platine I Do Not Want What I Haven’t Got en 1990, et de son inoubliable version du ‘Nothing Compares 2 U’ de Prince, classée n°1, à ses intrépides incursions dans le folk irlandais et le reggae roots, en passant par ses collaborations avec des artistes aussi divers que Peter Gabriel, Massive Attack ou les Chieftans, O’Connor a tracé son propre sillon, absolument unique, pour devenir l’artiste féminine irlandaise la plus emblématique de ces trente dernières années. Il n’y a personne comme Sinead O’Connor. Il y a seulement Sinead O’Connor.

Au cas où le monde oserait oublier qui est Sinead O’Connor, il est temps de le rappeler une nouvelle fois. 25 ans après son premier disque, The Lion And The Cobra, sorti en 1987, elle revient avec How About I Be Me (And You Be You), son neuvième album studio, une performance aussi sensationnelle que le méritait ce vingt-cinquième anniversaire. Produits par John Reynolds, son collaborateur de longue date, ces dix titres s’écoutent comme une définition encyclopédique de l’œuvre d’O’Connor : des chansons parlant d’amour et de perte, d’espoir et de regret, de souffrance et de rédemption, de colère et de justice. “Je me suis rendu compte que j’avais en fait passé une grande partie de ma vie à être une artiste à qui l’on disait ce qu’elle devrait être,” dit O’Connor du titre de l’album [‘Et si j’étais moi (et que tu étais toi)’]. “On me disait ‘tu devrais être comme ça, tu devrais faire ceci, tu ne devrais pas faire cela.’ Et j’arrive maintenant à un âge où je me rends compte que non, il n’y a absolument aucun mal à ce que je sois moi, merci beaucoup, et à ce que toi, tu sois toi. Mais c’est très irlandais. C’est vraiment une réflexion sur l’Irlande et sur ce que c’est qu’être une artiste femme irlandaise, et particulièrement CETTE artiste femme irlandaise-LA.”

Ça commence avec ‘4th & Vine’ où O’Connor, future mariée, a la tête qui tourne dans une sorte de danse de village communicative ; comme elle le dit en riant, c’est une des nombreuses “chansons de filles” de l’album. “Il y a pas mal de chansons d’amour sur le disque. Ce n’était pas fait exprès, mais ça me plaît parce que je n’en avais jamais vraiment écrit.” Il en va de même de l’enthousiaste ‘Old Lady’, une ballade punk au deuxième degré écrite au sujet de son béguin pour son ami Neil Jordan, le réalisateur de Crying Game, et de l’enjoué ‘The Wolf Is Getting Married’. “Une autre chanson parlant de problèmes de filles,” dit-elle de cette dernière. “Je voulais utiliser ce titre depuis des années. A l’époque où je vivais à Londres, j’ai eu une conversation avec un jeune chauffeur de taxi musulman. Le ciel était vraiment gris, avec juste un peu de bleu qui perçait à travers les nuages. Il m’a dit que, dans les pays arabes, on disait ‘le loup va se marier’, comme si le loup souriait en se rendant à son mariage. J’ai pensé que c’était une expression formidable.”

Sinead sort d’elle-même pour entrer dans la peau de son personnage sur ‘Back Where You Belong’, une chanson d’amour adressée à son fils par un père mort à la guerre, rêveusement poignante, écrite à l’origine pour le film fantastique pour enfant sorti en 2007, The Water Horse (Le Dragon des mers). “Plusieurs chansons de l’album mettent en scène des personnages,” explique O’Connor, “pas forcément moi, mais une partie de moi.” Tout aussi émouvante, ‘I Had A Baby’ est chantée du point de vue d’un parent isolé, sur une pulsation techno murmurante. “C’est un sujet sur lequel les gens n’écrivent pas vraiment. Même si l’absence d’un des deux parents est aujourd’hui quelque chose d’énorme, partout dans le monde, on en entend rarement parler dans une chanson pop. Le personnage est une femme ayant eu un enfant avec un homme marié qui a choisi de ne rien avoir à faire avec cet enfant. La chanson exprime à quel point c’est douloureux pour l’enfant et pour la mère.”

Le thème de la douleur, émotionnelle et physique, projette une ombre assez large. Le superbe ‘Very Far From Home’, une catharsis personnelle écrite et chantée par une mère de quatre enfants, évoque la solitude de la vie sur la route. “Je peux me sentir très seule en tournée,” admet O’Connor. “C’est bizarre, je suis quelqu’un de plutôt fort, mais nous sommes tous des contradictions vivantes, et je suis aussi assez vulnérable. Sans ma maison, mes enfants et toutes les choses qui me maintiennent enracinée, je suis vite assez flippée de voyager. Quand tu es loin de chez toi, tu te sens coupable. Tu te sens seule, tu es à Ostende ou n’importe où et c’est genre, merde, à quoi bon?!”

Sur ‘Reason With Me’, O’Connor fouille encore plus loin dans l’obscurité, poussée par les témoignages personnels de vies réduites en morceaux par l’addiction. “La chanson est principalement inspirée par ce mec que j’ai rencontré en Irlande, qui a été accro à l’héroïne toute sa vie et qui pensait qu’il était un gros nul. Il était comme entièrement recouvert de béton. Je l’ai revu six mois plus tard, après qu’il ait commencé à prendre des mesures, et il y avait cette lumière dans ses yeux, c’était une personne différente, le béton était tombé. Il n’était pas parfait, mais il était heureux et plein d’espoir. La chanson résume vraiment tout ça.”

L’unique cover de l’album, ‘Queen Of Denmark’, l’adieu d’un amant intransigeant écrit par John Grant, est à la hauteur de la réputation d’O’Connor en tant qu’interprète puissamment originale d’autres auteurs. “C’est une chanson qui parle de retrouver l’estime de soi et j’ai adoré la colère qu’elle contient,” s’enthousiasme-t-elle. “Je ne connaissais pas John avant cela, mais comme j’ai repris sa chanson, nous sommes devenus copains. Il a une super façon, extrêmement drôle, d’exprimer la colère.”

Les sommets dramatiques de l’album sont incontestablement les deux chansons nées de la réaction passionnée d’O’Connor au Rapport Murphy sorti en 2009, une enquête du gouvernement irlandais sur les sévices sexuels subis par des enfants dans certains établissements scolaires catholiques du pays et couverts par la hiérarchie de l’Eglise. Sur ‘Take Off Your Shoes’, O’Connor se fait la porte-parole, comme elle le décrit, “du Saint-Esprit muni d’une Kalashnikov, dans le train qui l’emmène au Vatican.” Ayant été l’une des militantes les plus véhémentes contre ces tentatives de camouflages, O’Connor était désireuse d’exprimer ses convictions en chanson. “J’aimais l’idée de foutre la trouille [au Vatican],” explique-t-elle. “Ce qui me met en colère et me transforme un peu en soldat, c’est que je n’aime pas qu’on manque de respect au Saint-Esprit : s’ils peuvent se tenir en sa présence et mentir au sujet de viols sur des petits garçons, en couvrant ces crimes alors que ça leur a pris deux minutes pour condamner Harry Potter comme étant l’incarnation du mal, c’est qu’ils n’ont aucun respect pour le Saint-Esprit.”

Ce qui nous amène au fascinant final aux allures d’hymne, ‘VIP’, dans lequel O’Connor retourne sa colère contre ses camarades musiciens irlandais d’envergure internationale, trop peureux pour intervenir et l’aider à s’en prendre au Pape. “En Irlande, nous avions une grande tradition d’artistes prenant part à la marche de l’histoire et à l’avancée de notre culture,” explique-t-elle. “Ils étaient politiquement très impliqués et la moitié d’entre eux ont été conduits à l’exil parce qu’ils avaient défié la société. Des écrivains comme Edna O’Brien, J.M. Synge, même James Joyce. Maintenant, en Irlande, les artistes ont cessé de s’intéresser aux problèmes irlandais et je trouve ça très, très navrant, tout particulièrement après la publication du rapport Murphy.”

“J’ai essayé,” continue-t-elle, “d’obtenir d’un certain nombre de musiciens irlandais bénéficiant d’un énorme succès international - notamment quelqu’un qui a vraiment soutenu le Pape Jean Paul II - qu’ils s’engagent dans la lutte, qu’ils lui prêtent leurs voix et j’ai rencontré un mur d’indifférence. Je pense que c’est quasiment criminel que les principaux musiciens irlandais ne fassent rien. Et ce qui m’agace, c’est que celui qui a soutenu le Pape dit à tout le monde qu’il croit en Dieu. A mon avis, en tant qu’artiste, on ne devrait pas brandir son putain de Grammy en racontant partout qu’on croit en Dieu si on n’est pas prêt à descendre dans la rue et à se battre pour l’honneur de Dieu dans son propre pays quand son Eglise a violé des petits garçons. Putain, c’est tout simplement idiot. Et j’étais un peu nerveuse d’avoir à défier ces artistes. Je n’ai rien contre eux personnellement. Mais il est temps de dire les choses comme elles sont.”

Dire, et chanter, les choses comme elles sont : c’est ce qu’a fait Sinead O’Connor tout au long de ces 25 dernières années, de la plus belle des façons. “Je n’aime pas comparer mes disques,” conclut-elle, “mais je pense qu’il y a sur celui-ci une vraie assurance. Pendant quelques années, j’ai beaucoup été cherché de choses profondément enfouies en moi et je pense que je n’avais pas assez d’assurance pour être moi-même, parce que je prenais des coups chaque fois que je faisais quelque chose. Alors qu’il me semble qu’avec ce disque, je suis plus confiante, en étant moi-même. On évolue jusqu’à penser, ‘Vous savez quoi?’” rit-elle, “Allez vous faire foutre!”

L’infatigable, l’irremplaçable Sinead O’Connor. Et si elle était elle-même et qu’on lui en était simplement reconnaissant ?