Un accord de basse et un chœur d’hommes ouvrent la danse. Suivis de youyous, de cris et de clappements de mains. Puis une voix féminine, puissante, s’élève en volutes sous le dôme des Bouffes du Nord. Ce samedi 13 décembre 2014, à Paris, Tinariwen conviait la chanteuse Lalla Badi et le public à bien plus qu’un simple concert.

Ce soir-là, sous les auspices de cette grande dame de la culture tamasheq, le groupe malien invitait chacun à célébrer les noces électriques et hypnotiques de la guitare et du tindé (petit tambour). Une soirée unique, réservée en temps normal à la sphère de l’intime, autour d’un feu dans le désert du sud algérien ou dans la cour d’une maison vers le nord du Mali. La culture touareg revêtait ses plus beaux atours au cœur de Paris au nom de la communion, l’émotion, la danse et la transe.

Le visage buriné par les rides, l’œil vif, Lalla Badi demeure à 75 ans la reine du tindé, qui désigne à la fois cet instrument (un mortier recouvert d’une peau tendue) exclusivement joué par les femmes, et ce répertoire de poésie chantée à l’occasion de cérémonies. Elle incarne aussi la femme touareg par excellence, pilier de cette société : libre, forte, loin d’être soumise comme ailleurs. Respectée. Originaire de Timiaouine, à l’extrême sud du Sahara algérien, installée à Tamanrasset, elle devient une référence pour les Touaregs dans les années 70, tant par la maîtrise de ce genre musical que par son engagement envers la cause touareg. Elle accueille alors les ishumars (les chômeurs), ces Touaregs partis chercher une vie meilleure du côté de la Libye. Comme eux, les futurs Tinariwen fuient la répression et la grande sécheresse du nord malien de ces années noires et s’arrêtent en Algérie. Lalla Badi les prend sous son aile chez elle, devient la maman, la grande sœur, la complice.
C’est à cette époque qu’Ibrahim Ag Alhabib, Hassan Ag Touhami, et Abdallah Ag Alhousseyni prennent la guitare et calquent leur jeu sur le rythme lancinant du tindé, le pas du chameau. La modernité épouse la tradition. Le son contemporain du désert est en marche.

Ce soir-là, en venant sur le devant de la scène s’agenouiller aux pieds de cette grande dame, guitares en bandoulière, Tinariwen prodiguait à Lalla Badi sa reconnaissance et un respect à jamais scellé. Comme adoubé par la diva, qui ne s’était pas produite en France depuis plus de trente ans, pouvait alors démarrer ce concert unique et s’ensuivre un répertoire plus festif que mélancolique.

Ce live s’intitule Oukis n-asuf, traduisez littéralement : enlever, faire passer, oublier la nostalgie.
L’asuf, la nostalgie de l’âme, représente l’éloignement de l’homme de son campement touareg, l’environnement physique du désert, son vide, sa noirceur, ses génies. « L’asuf, confie Eyadou Ag Leche, le bassiste du groupe, on le ressent à en avoir des frissons sur la peau ». Au sommet de cette rencontre privilégiée, la solitude et l’errance n’étaient pas à l’ordre du jour. Comme souvent dans la philosophie touareg, son contraire (complémentaire) était convoqué. La solidarité, le cercle familial et la joie d’être ensemble étaient à l’honneur. D’autres frissons. Une prestation bercée par la reprise de morceaux-phare de Tinariwen comme Tamiditin Tan Ufrawan, Imidiwan ou Tamatant Tilay; rythmée par le tindé de Lalla Badi ; illuminée par deux inédits, Emin Assosam et Azawad. L’Azawad, ce territoire rêvé, qui fait fi des frontières coloniales et voudrait regrouper les Touaregs des zones sahéliennes et sahariennes. La famille, le groupe, voilà le leitmotiv du désert et de ce live.

Au terme d’une tournée de plus de 130 dates venues ponctuer la promotion de leur dernier album, Emmaar, Tinariwen rend avec ce concert un hommage exceptionnel à la grandeur et à la vitalité de la culture tamasheq. Son enregistrement restera sans nul doute aussi dans les annales de la musique, comme il restera gravé dans la tête et le cœur de son public.